Analyse des Amours et de l'Art d'aimer d'Ovide

Publié le par sylvie.laigneau-fontaine

ANALYSE DES ŒUVRES

 

 

 

Les Amours

 

Les deux éditions des Amours

 

Il ne nous reste aucune trace de la première édition des Amours, en cinq livres, publiés entre 20 et 15. Comme aucun renseignement extérieur ne nous en apprend rien non plus, nous devons nous contenter de ce qu'Ovide lui-même en dit dans son épi­gramme liminaire : "Livres de Nason qui étions naguère au nombre de cinq, nous voici trois ; l'auteur a préféré ce recueil au premier ; à supposer que tu n'éprouves nul plaisir à nous lire, au moins ton ennui sera-t-il diminué, puisque deux livres ont été supprimés". Pourquoi un tel remaniement ? La nouvelle édition répond évidement à des raisons d'ordre esthétique : dans les Tristes (IV,10,61-62), Ovide rappelle qu'il a lui même livré aux flammes un certain nombre de ses vers, qui ne lui plaisaient pas. C'est donc avec beaucoup de justesse que J.-P. Néraudau (dans l'introduction à l'édition de poche des Amours) affirme que le recueil ne doit pas être tenu pour un travail de jeunesse, mais comme l'œuvre revue et corrigée d'un poète de quarante ans, en pleine possession de son talent.

Par ailleurs, il est possible que le "resserrement" en trois livres soit lié à la vo­lonté de rappeler les trois premiers livres de Properce (ceux dans lesquels l'attachement à Cynthie est le plus flagrant, le quatrième marquant un effort pour trouver d'autres sources d'inspiration). Nous verrons, en effet, que les sources convoquées dans les Amours sont multiples, et qu'à personne ou presque, Ovide n'est plus redevable qu'à l'Ombrien.

 

Le genre élégiaque

 

Dans le vocabulaire littéraire moderne, une élégie est une pièce de vers à sujet triste et mélancolique (Boileau parle dans l 'Art Poétique de la "plaintive élégie en longs habits de deuil") ; dans l'Antiquité au contraire, l'élégie (terme dont l'étymologie est très discutée) n'est pas caractérisée par son sujet, mais par son mètre (sur l'origine duquel l'incertitude plane encore). Le distique élégiaque, on le sait, est formé d'un hexamètre dacty­lique, et de ce que l'on appelle couramment un pentamètre dactylique, mais qui est plus précisément un hexamètre di-catalectique (ou deux demi-hexamètres catalectiques, c'est-à-dire dont le dernier pied est coupé).

Néanmoins, pendant le siècle d'Auguste, on assiste à ce que René Martin et Jacques Gaillard appellent "un brusque mouvement de spécialisation de l'élégie", dont témoigne un passage des Remedia Amoris, dans lequel Ovide passe en revue le mètre convenant à chaque genre littéraire : "Que la caressante élégie chante les Amours armés de carquois, et qu'on y voie badiner une amie légère" (v.379-380). En effet, les poètes élé­giaques latins (dont Quintilien, au livre X de l'Insti­tution Oratoire, donne la liste cano­nique, formée de Tibulle, Properce, Ovide et Gallus), vont tous consacrer leur œuvre à chanter l'amour, sous toutes ses formes (hétérosexuel et homosexuel, "romantique" et sensuel, heureux et malheureux).

 

Bien entendu, se pose alors à leur propos un problème, depuis longtemps évo­qué pour Ovide, plus récemment pour Tibulle et Properce par Paul Veyne, en un ouvrage qui fit beaucoup de bruit en son temps : celui de la "sin­cérité" des poètes élégiaques. Après avoir longtemps pensé que la poésie élégiaque ex­primait du "vécu", et les senti­ments réellement ressentis par les poètes (Ovide, sur ce plan-là, a néanmoins toujours sucité des doutes), on a maintenant tendance à y voir un pur jeu sur les mots et avec la littérature. Paul Veyne la définit ainsi : "une poésie qui ne plaide le réel que pour mieux glisser une imperceptible fêlure entre elle et lui ; une fiction qui, au lieu d'être cohérente avec elle-même et de concurrencer l'état civil, se dément elle-même" (p.10). En 1969 déjà, George Luck, dans une étude sur l'élégie latine, affirmait que la seule chose que ces poètes prennent au sérieux, c'est leur art.

Directement lié à ce problème de la sincérité se trouve celui de Corinne. Là en­core, deux thèses sont en présence, qui s'opposent radicalement. Ceux qui pensent que l'élégie est un pur jeu littéraire lui dénient évidemment toute réalité. Il s'agirait alors d'une pure création, entièrement sortie de l'imagination d'Ovide qui, pour rivaliser avec ses prédécesseurs, l'aurait parée de toutes les caractéristiques de la puella élégiaque. De fait, alors qu'Apulée, dans son Apologie, révèle la véritable identité des amies de Tibulle et Properce (ce qui n'empêche d'ailleurs pas Paul Veyne de penser qu'elles n'ont pas existé, mais c'est là une autre question), il ne dit mot sur celle de Corinne : le secret aurait-il pu être si bien gardé, si elle avait réellement existé ? De plus, les tenants de cette inexistence en veulent pour preuve ce que le poète lui-même dit dans les Tristes : "Crois-moi, mes mœurs sont bien différentes de mon œuvre (distant mores a carmine nostro) (...) Ma vie est pure (uerecunda), si ma Muse est licencieuse (iocosa)" (II, 353 ; 355). D'autres cher­cheurs sont partisans de l'existence d'une femme, à qui Ovide aurait donné le nom de Corinne. Or, les tenants de cette hypothèse peuvent eux aussi appeler Ovide à leur se­cours. Dans un passage de l'élégie autobiographique des Tristes, il écrit en effet : "Celle qui avait provoqué mon talent, ce fut une femme que j'ai chantée à travers toute la Ville sous le faux nom de Corinne" (IV,10,59-60)... Ces savants ont bien entendu chercher à identifier "Corinne", et cette question a donné lieu à des théories tout aussi nombreuses et tout aussi diverses que l'exil d'Ovide : pour certains, on l'a vu, Corinne serait, sinon la fille d'Auguste, du moins la maîtresse de celui-ci (et c'est alors la prudence qui explique­rait l'extraordinaire discrétion d'Ovide sur l'identité de son amie, et le fait que même Apulée l'ignore) ; d'autres ont pensé qu'elle pouvait être la première femme du poète (et l'expression nec utilis nec digna des Tristes renverrait à son avortement et à une stérilité qui en aurait découlé)... En fait, rien de tout cela n'emporte véritablement l'adhésion.

D'autres savants (dont nous partageons l'opinion) ont alors cherché une troi­sième voie, et pensé que Corinne est un personnage hybride, composé d'éléments appar­tenant à plusieurs des femmes qui ont traversé la vie (ou l'imagination, ce qui, nous l'al­lons voir, revient au même) du poète. De fait, il est facile de relever les contradictions de la Corinna des Amours ; même dans les élégies où elle apparaît nommément, il est fréquent qu'Ovide dise une chose et son contraire : en II,11,7-8 par exemple, se désolant du départ de sa belle, il s'exclame : Ecce fugit notum torum sociosque Penates / Fallacisque uias ire Corinna parat  ("Voilà que Corinne fuit notre lit trop connu et nos Pénates communs, et se prépare à fouler de dangereux chemins"), suggérant ainsi qu'il vit avec la jeune femme ; en II,12 au contraire, alors que Corinne, toujours nommée, lui a cédé, il exprime son bonheur en ces termes : ...in nostro est, ecce, Corinna sinu / Quam uir, quam custos, quam ianua firma, tot hostes / Seruabant... ("Voilà que Corinne est dans mes bras, elle que gardaient un mari, un custos [voir infra, p.des précisions sur ce terme], une porte solide, autant d'en­nemis"), jouant cette fois le rôle de l'amant qui a trompé l'homme avec lequel vit la jeune femme... On ne saurait mieux brouiller les pistes.

 

Mais au fond, tout cela est-il si important ? Nous pensons pour notre part que poser en termes de sincérité le problème de l'élégie romaine revient à le mal poser. D'abord parce que la "sincérité" antique  n'est pas la nôtre (un poète était censé gommer ce qui, dans son expérience, était trop personnel, afin que son lecteur puisse s'identifier à lui, ce qui explique la présence récurrente d'éléments conventionnels comme la mytholo­gie, qui conforme l'individuel au général ; voir à ce sujet un article de A.W. Allen). En­suite et surtout parce que, pour un écrivain, ce qu'il dit appartient de facto à la réalité ; pour paradoxal que cela semble, nous ne pensons pas totalement inop­portun de commen­ter Ovide dans les termes qu'emploie M. Collot à propos de la poésie contemporaine : "L'émotion n'est pas l'état intérieur d'une belle âme ; elle ne prend corps qu'à travers la substance des choses et des mots (...) Dans le poème se mêlent intimement l'expression d'un sujet, la construction d'une image du monde, et l'élaboration d'une forme verbale".  Peu importe par conséquent qu'Ovide ait véritablement aimé une femme du nom de Co­rinne, qu'il ait pris au sérieux, dans sa "vraie vie", ses serments d'amour et sa soumis­sion à sa domina : il le dit, Corinne a une réalité littéraire, elle symbolise la conception qu'il a de la femme et des rapports amoureux, et cela suffit. En ce sens, nous sommes parfaitement d'accord avec René Martin et Jacques Gaillard, qui parlent d'une "vérité sociologique" de l'élégie, laquelle prouve à quel point la conception de l'amour est à un tournant (que n'a pas vu, ou pas voulu voir, l'empereur) dans la Rome augustéenne.

Plus important nous semble le pseudonyme qu'Ovide a choisi de donner à sa puella. L'attribution d'un pseudonyme était une convention de l'élégie, qui répondait à des règles strictes et reposait, le plus souvent, sur des allusions littéraires assez facilement déchiffrables : ainsi, la Lesbie de Catulle est "celle de Lesbos", la patrie de Sappho ; la Délie de Tibulle et la Cynthie de Properce "celles de Délos", l'île de Diane et d'Apollon (Cynthia est un autre nom de Délos). Ovide a procédé un peu différemment de ses prédé­cesseurs : au lieu de donner à son amie le nom d'un lieu référant à la poésie, il lui attribue le nom même d'une poétesse née au VIème siècle à Tanagra, émule puis rivale de Pindare dont elle était aussi la maîtresse, et qui jouissait d'une renommée importante à l'époque de notre poète ; en effet, Properce, qui vante dans l'élégie II,3 les talents littéraires de Cyn­thie, s'exclame : "ce qui me séduit (...) c'est quand elle met en parallèle les vers de l'an­tique Corinne et les siens". Il n'est pas interdit de penser qu'Ovide, désireux de rivaliser en tous domaines avec son illustre devancier, ait choisi de faire de sa muse une seconde Corinne, alors que l'Ombrien se contentait de lui comparer la sienne. En tout cas, ce pseudonyme témoigne des liens qui unissent la puella élégiaque et la poésie ou peut-être, comme le suggère J.-P. Néraudau, est une manière de dire qu'en elle, Ovide aime la poésie incarnée en une femme.

 

Déroulement des Amours

 

Livre I

-élégie 1 : Ovide s'apprêtait à écrire une épopée ; intervention de Cupidon qui retire un pied au vers épique (l'hexamètre devient donc pentamètre) ; le poète proteste qu'il ne peut écrire de poésie d'amour puisqu'il n'aime pas ; Cupidon le perce alors d'une flèche : allégeance du poète.

-élégie 2 : Ov. reconnaît à son mal-être physique qu'il est amoureux ; il décide de céder ; "triomphe" de Cupidon (cf. morceau choisi n°1).

-élégie 3 : Prière à la puella pour qu'elle consente à être aimée ; le poète chante ses propres vertus (non sum desultor amoris) et promet à la puella une gloire éter­nelle par la poésie.

-élégie 4 : Repas avec le uir de la puella : plaintes du poète qui enseigne néanmoins à son amie comment tromper la surveillance de son uir ; mais à la nuit, il est contraint de la laisser rentrer avec lui ; la supplie alors de lui refuser la volupté.

-élégie 5 : Après-midi érotique avec Corinne ( nommée pour la première fois). Portrait de la jeune femme (cf. morceau choisi n°2).

-élégie 6 : Paraclausithyron  (plaintes de l'amoureux devant la porte close de sa belle).

-élégie 7 : Ov. a osé lever la main sur la puella ; le regrette amèrement en se comparant à divers héros mythologiques (Achille...) et en ironisant sur le piètre "triomphe" qu'il a ainsi obtenu.

-élégie 8 : Conseils de la lena Dipsas à la puella ; imprécation d'Ov. contre Dipsas (cf. morceau choisi n°3).

-élégie 9 : Militat omnis amans.

-élégie 10 : Ov. admirait sa puella comme les belles héroïnes de jadis ; il ne le fait plus car elle a cherché à se faire payer, ce qui est honteux ; surtout quand l'amant est pauvre ! (cf. morceau choisi n°4).

-élégie 11 : A Napé, la coiffeuse de la puella, qui doit lui remettre des tablettes.

-élégie 12 : Les tablettes sont revenues avec une réponse négative ; imprécations aux ta­blettes.

-élégie 13 : Prière à l'Aurore pour que le jour ne se lève pas (car la puella est dans les bras d'Ov.) ; Aurore est sans pitié car son époux à elle est le vieux Tithon.

-élégie 14 : Sur la chevelure de la puella, brûlée par la teinture.

-élégie 15 : La "mordante Envie" reproche à Ov. de ne pas avoir choisi la carrière des honneurs ; mais lui sait qu'il vivra éternellement par sa poésie, comme ses pré­décesseurs (liste des poètes) ; donc la poésie surpasse tout le reste.

 

Livre II

-élégie 1 : présentation du nouveau livre, écrit pour les jeunes gens et les jeunes filles, sur lesquels les pouvoirs de la poésie d'amour sont immenses.

-élégie 2 : A Bagoüs, le custos qui garde trop bien sa maîtresse. Tentative pour le persua­der de relâcher sa vigilance (il aura alors bien des avantages matériels ; de plus, il n'a rien à gagner à se montrer trop sévère).

-élégie 3 : Bagoüs a refusé, rien d'étonnant : il est eunuque et ne connaît donc pas les plaisirs de l'amour (cf. morceau choisi n° 5).

-élégie 4 : Ov. desultor amoris. Catalogue des (multiples) femmes qui le séduisent (cf. morceau choisi n°6).

-élégie 5 : Trahison de Corinne, qu'il a vue de ses yeux. Il lui fait des reproches ; elle rougit et est alors si belle qu'il lui pardonne. Mais les baisers de la réconciliation lui semblent soudain bien savants : où a-t-elle pu apprendre à si bien embrasser, sinon dans les bras d'un autre homme ?

-élégie 6 : Sur la mort du perroquet de Corinne.

-élégie 7 : Jalousie exacerbée de la puella, qui s'est trouvé une nouvelle victime : Cypas­sis, sa coiffeuse.

-élégie 8 : A Cypassis, avec qui il a bien eu des relations, et qu'il menace de tout révéler à Corinne si elle veut mettre fin à leur liaison.

-élégie 9 : Se plaint d'être toujours la victime de Cupidon. Puis brusque palinodie : ne voudrait pas vivre sans amour.

-élégie 10 : Ov. aime deux femmes à la fois ; c'est un sort douloureux mais bien préfé­rable à une vie sans amour. Souhaite mourir en faisant l'amour.

-élégie 11 : Propemtikon (pièce sur le départ de quelqu'un). Corinne est partie malgré ses supplications et ses conseils, et Ov. formule des vœux pour que son voyage se passe bien et qu'elle revienne vite.

-élégie 12 : Pièce de triomphe : Corinne lui appartient. Ce triomphe-là est le triomphe su­prême, car il est obtenu sine caede ("sans faire couler le sang").

-élégie 13 : Corinne, qui a tenté d'avorter, est en danger de mort. Ov. supplie Isis et Ili­thye de la sauver.

-élégie 14 : Sur l'avortement, suite. L'avortement est un crime. Demande néanmoins in­dulgence pour Corinne.

-élégie 15 : Ov. offre à sa puella un anneau, puis se livre à une rêverie érotique, dans la­quelle il s'assimile plus ou moins à l'anneau.

-élégie 16 : Ov. est dans son pays natal mais sa puella, absente, lui manque cruellement.

-élégie 17 : Ov. se plaint de la dureté de Corinne, due à sa beauté. Pourtant, elle ne doit pas mépriser Ovide qui, par sa poésie, peut lui apporter une renommée immor­telle.

-élégie 18 : Macer écrit des épopées ; Ov. a tenté d'en écrire, ou d'écrire une tragédie, mais en a été détourné. Chante donc l'amour (allusions à diverses Héroïdes). D'ailleurs, Macer lui-même parle d'amour dans son épopée.

-élégie 19 : Le uir doit garder sa femme...pour entretenir le désir d'Ov. Corinne l'a bien compris, qui alterne refus et joies. L'amour se nourrit de difficultés : quod se­qui­tur fugio ; quod fugit, ipse sequor.

 

Livre III

-élégie 1 : L'Elégie et la Tragédie (personnifiées) parlent à Ov. pour plaider chacune sa cause. Pour la Tragédie, il doit aller vers des sujets plus nobles ; l'Elégie rap­pelle les services qu'elle lui a rendus comme magistra amoris. Ov. demande juste le temps de finir les Amours.

-élégie 2 : Au cirque. On n'y va que pour faire d'agréables rencontres. Scène de séduc­tion, avec promesse muette de la jeune femme.

-élégie 3 : Les femmes se parjurent sans dommage (pire, ce sont les hommes qui en sont parfois punis). Si les dieux existent (!), ils sont complaisants envers les femmes, sans doute parce qu'ils sont eux aussi séduits par leur beauté.

-élégie 4 : A l'homme qui fait garder sa femme par un custos. Cela ne sert à rien : la seule vraie fidélité est la fidélité librement consentie. La présence du custos ne fait que renforcer le désir de l'amant. Au demeurant, celui qui ne supporte pas les infi­délités de sa femme est un bien grossier personnage (rusticus).

-élégie 5 : Un rêve d'Ov., dans lequel l'interprète des songes voit le présage des infidéli­tés de la puella.

-élégie 6 : Au fleuve en crue qui empêche Ov. d'aller rejoindre sa puella. Et pourtant : ca­talogue des fleuves amoureux. Invectives au fleuve.

-élégie 7 : Impuissance passagère d'Ov., malgré ses exploits passés et les efforts dé­ployés par la puella, et sa beauté sensuelle. Honte d'Ov. et invectives à cette pessima pars [sui].

-élégie 8 : Sur la cupidité d'une société où l'or est préféré au talent. Ainsi la puella a-t-elle préféré à Ov. un soldat enrichi. Evocation nostalgique de l'Âge d'Or. Critique de la cupidité.

-élégie 9 : Sur la mort de Tibulle. La mort souille tout. Evocation des funérailles de Ti­bulle en présence de Délie et Némésis (les deux femmes chantées par lui). Ti­bulle aux Champs-Elysées.

-élégie 10 : Les fêtes sacrées de Cérès. Celles-ci impliquent une période de chasteté qu'Ov. déplore. Histoire de Cérès et d'Iasius : la déesse a donc elle aussi été sensible aux plaisirs de l'amour.

-élégie 11 : Ov. est las des rigueurs et des infidélités de la puella ; mais il a du mal à rompre. Variations sur le thème odi et amo  (cf. morceau choisi n°7).

-élégie 12 : La puella trompe Ov. ; pourtant, elle ne doit son succès et sa réputation qu'aux vers du poète. Souligne le fait que les poètes n'ont pas coutume de dire des choses vraies (cf. toutes les fables mythologiques). Or Ov. lui, dans ses louanges de sa puella, a été cru...pour son malheur.

-élégie 13 : Le culte de Junon chez les Falisques, peuple dont est originaire la femme (mihi coniunx) d'Ov. (femme dont on entend parler pour la première fois).

-élégie 14 : Ov. n'exige pas de sa puella la chasteté, mais au moins la discrétion : qu'elle ne l'oblige pas à avoir connaissances de ses infortunes !

-élégie 15 : Adieu à l'élégie. Ov., devenu par ses chants d'amour la gloire du pays des Péligniens, va désormais vers de plus nobles sujets d'inspiration.

 

Une réflexion sur la poésie

 

Bien entendu, il est illusoire de vouloir rendre compte de l'œuvre d'un poète en la résumant ainsi ; nous avons seulement souhaité donner envie au lecteur de découvrir par lui-même la verve d'Ovide. Néanmoins, une telle présentation synthétique permet d'observer que dans chaque livre, à des places clés (généralement la première et la der­nière), se trouvent des pièces qui ne sont pas érotiques, mais littéraires. Autrement dit, Ovide a choisi de parler, aussi, de la poésie et sur la poésie : dans l'élégie I,1, il présente son sujet (c'est ce que l'on appelle une élégie "programmatique") et dit claire­ment que, chez lui, la "forme" a précédé le "fond" ; en II,1,  il justifie la poursuite de son œuvre par son immense pouvoir ; en III,1 enfin, il en annonce la fin prochaine. Parallè­lement, I,15 affirme la vocation du poète élégiaque et la justifie par la gloire qu'elle lui apportera ; II,18 signale l'abandon d'une tragédie commencée mais, tout en restant dans le domaine de la poésie érotique, évoque une œuvre autre que les Amours (ce sont les Héroïdes) ; enfin III,15 signe l'adieu aux Amours. C'est dire que, grâce à ce dispositif paratextuel, le cheminement érotique du poète se double d'un cheminement littéraire. De même que les Amours décrivent toutes les facettes des situations amoureuses (de l'éblouissement des premiers moments -cf. I,5- aux désillusions de la fin d'une passion -cf.III,8 ou III,12-), de même ils exploitent tous les thèmes du genre élégiaque pour l'abandonner lorsqu'il semble épuisé. En ce sens, J.-P. Néraudau a, croyons-nous, par­faitement analysé l'anomalie que constitue la place de l'élégie littéraire dans le livre II (avant-dernière, et non dernière pièce) : c'est que la dernière pièce, dit-il, "définit en une synthèse complète le code élégiaque, qui postule que la belle soit d'un accès difficile (...) Ainsi cette élégie complète la précédente, qui est littéraire, en montrant que si un person­nage ne joue pas son rôle la poésie élégiaque ne pourra pas exister" (introd. à l'édition de poche des Amores). De même peut-on penser que la pièce III,9 (épicède de Tibulle), avec son sujet si atypique et sa place si particulière (centre exact du livre III), annonce, par l'évocation de la mort du poète élégiaque par excellence, l'abandon de l'élégie.

Par ailleurs, la réflexion sur la poésie se double d'une réflexion sur les genres. En tant que discours sur l'amour, il est légitime que les Amores soient traversés de rémi­niscences d'autres poètes d'amour : pour ne citer que quelques exemples, III,11 est une variation brillante sur la pièce 85 de Catulle (Odi et amo) ; II,6 sur la mort du perroquet parodie Catulle, 3 sur la mort du moineau de Lesbie. On note surtout de multiples rappels d'élégies de Tibulle et Properce tout au long des Amours (quelques exemples seront ana­lysés ici). Il n'est guère étonnant non plus, compte tenu de la structure narrative même des aventures sentimentales évoquées (un jeune homme amoureux d'une femme généra­lement refusée, qu'elle appartienne à un autre ou qu'elle le trompe ; une entremetteuse qui  cherche à détourner la belle du droit chemin ; des esclaves chargées d'aider l'amoureux dans ses rencontres...) que des échos de comédie se fassent également entendre. Plus surprenantes sont, en revanche, les résonances épiques que prennent certaines pièces ou certains vers des Amours. Parfois, il s'agit assez nettement de parodie : nous songeons par exemple à l'ouverture du poème II,11 :

 

Prima malas docuit mirantibus aequoris undis

Peliaco pinus uertice caesa uias,

Quae concurrentis inter temeraria cautes

Conspicuam fuluo uellere uexit ouem.

O utinam, nequis remo freta longa moueret,

Argo funestas pressa bibisset aquas !

 

"Il a, le tout premier, enseigné les sinistres chemins pour le plus grand étonnement des flots, ce sapin coupé au sommet du mont Pélion, lui qui eut la témérité de s'engager entre ces roches qui se jettent l'une sur l'autre [allusion aux roches qui fermaient l'entrée de la mer Noire et qui, selon la légende, se rapprochaient l'une de l'autre pour écraser les bateaux qui tentaient de passer] pour transporter le splendide bélier à la toison éclatante. Ah, si seulement, pour éviter que quiconque ne fatigue de sa rame les mers lointaines, la Nef Argo, avaient pu être engloutie dans les eaux funestes, et les boire jusqu'à plus soif !"

 

La coloration de cette ouverture est très nettement épique, d'abord par sa thématique  (l'expédition de Jason et des Argonautes) ; ensuite par l'usage de la métonymie aequor pour mare  (classique dans l'épopée), l'emploi de l'expression freta longa (qui sera une des préférées d'Ovide dans les Métamorphoses), la répétition très grandiloquente conspi­cuam / fuluo, les deux spondées initiaux du v. 3, et surtout l'expression Peliaco pinus qui renvoie de manière on ne peut plus explicite au vers 1 du fameux epyllion (= épopée mi­niature) que forme le poème 64 de Catulle. Et cette coloration  épique est là pour donner au début de la pièce un "souffle" que viendront brusquement contredire les vers 7-8 : Ecce fugit notumque torum sociosque Penates / Fallacisque uias ire Corinna parat  ("Voici que, fuyant notre lit trop connu et nos Pénates communs, Corinne se prépare à s'en aller sur des routes dangereuses"). Le choc créé par cette brutale intrusion de la sphère privée dans un monde qui semblait empreint d'une telle grandeur confère aux six premiers vers un côté burlesque : tout cela, songe le lecteur, pour évoquer finalement une femme qui quitte son amant !

Mais parfois, l'intention est plus subtile. G. Tronchet a récemment montré qu'il était possible d'établir tout un réseau échos textuels et théma­tiques entre l'élégie III,5 des Amours (le rêve d'Ovide) et certains vers de l'Enéide (même atmosphère, rendue par les mêmes termes, dans divers passages du livre III ou VIII) et de l'Odyssée (rêve de Péné­lope au chant XIX). Une analyse serrée de ces correspon­dances prouve qu'elles servent à opposer héros épique et héros élégiaque et à définir le monde élégiaque comme un monde "de la déréliction".

Mais par ailleurs, le fait même que l'élégie réfère implicitement, dans le fond et la forme, à l'épopée suggère une hybridation des genres qui contredit aux principes posés par Horace dans l'Art Poétique (v.23 : "Bref, que ton œuvre soit celle que tu voudras, pourvu qu'elle ait une parfaite unité", précepte qu'il développe dans les vers 73 et sui­vants, en indiquant le mètre qui convient à chaque sujet). C'est ainsi que s'analyse une des correspondances épiques les plus célèbres des Amours. En II,1, Ovide affirme la puissance que le poète érotique tire de sa connaissance du cœur humain, et l'exprime en ces termes :

 

Atque aliquis iuuenum, quo nunc ego, saucius arcu,

Agnoscat flammae conscia signa suae.(II,1,7-8)

 

"Et puissent les jeunes gens, blessés par le même archer que moi [= Cupidon], re­connaître [dans mes chants] les signes qui leur apprendront le feu dont ils brûlent".

 

Bien entendu, tout lecteur lettré (et a fortiori, tout lecteur antique) reconnaît dans ces vers l'écho de l'aveu très célèbre de Didon à sa sœur à propos d'Enée : Agnosco ueteris ues­tigia flammae (Enéide, IV,23). On a même suggéré que l'expression saucius arcu, à la fin du vers 7 d'Ovide, pouvait n'être que l'anagramme de la clôture du vers IV,1 de Virgile : At regina graui iamdudum saucia cura, ce qui est loin d'être improbable. Il y a donc ap­propriation du texte épique par le poète élégiaque ; or, cette appropriation intervient, c'est tout-à-fait notable, dans une pièce qui est une recusatio de l'épopée (cf. v.11 et suiv., al­lusion à une gigantomachie abandonnée). Cet apparent paradoxe est certainement destiné à attirer l'attention du lecteur sur le fait que, contrairement à ce qui est explicitement dit, la frontière entre les genres est floue, et faite pour être transgressée. Cette réflexion géné­rique se poursuit dans le même sens et avec la même technique en III,1. Dans cette pièce allégorique, Ovide s'imagine visité par l'Elégie et la Tragédie, toutes deux représentées en personae de théâtre (la Tragédie a l'aspect traditionnel des personnages tragiques, tandis que l'Elégie se présente comme les courtisanes de comédie). Chacune plaide sa cause, en tenant un discours apparemment conforme à ce qui est attendu : la Tragédie encourage Ovide à entreprendre "un ouvrage plus noble", à "chanter les exploits des héros" et à s'élever vers le "souffle" épique (incipe maius opus, v.24 ; cane facta uirorum, v.25 ; implebit leges spiritus iste meas, v.30) ; l'Elégie se dit elle-même "légère", et se présente comme une bien utile magistra amoris (sum leuis et mecum leuis est, mea cura, Cupido, v.42 ; per me decepto didicit custode Corinna, v.49) : la répartition générique la plus traditionnelle semble donc respectée. Néanmoins, comme dans l'élégie II,1, Ovide a pris soin de semer des indices avertissant du caractère fictif ou du moins excessif d'une telle répartition. Ici, le signe en  est donné par les paroles que l'Elégie adresse à la Tragé­die :

 

Quid, grauibus uerbis, animosa Tragoedia, dixit,

Me premis ? An numquam non grauis esse potes ?

Imparibus tamen es numeris dignata moueri ;

In me pugnasti uersibus usa meis. (III,1,35-38)

 

"Pourquoi, fière Tragédie, m'accables-tu, dit-elle, de ces nobles paroles ? Ne peux-tu donc jamais cesser d'être noble ? Et cependant, tu as bien voulu être chantée sur un rythme inégal . Tu as utilisé pour me combattre des vers qui sont les miens".

 

Comme le souligne Alain Deremetz, l'Elégie brocarde donc la Tragédie parce qu'elle s'est exprimée (évidemment) en distiques élégiaques ; elle a exhorté au sublime en em­ployant la langue du léger, et son énonciation se trouve ainsi en contradiction avec son énoncé ! La ré­flexion générique d'Ovide se veut toujours légère et amusante, mais il y a incontestable­ment  là une véritable méditation littéraire, et un plaidoyer pour le métissage des genres, tel qu'il le réalisera dans les Héroïdes et les Métamorphoses, et tel donc que les Amours en donnent un premier aperçu.

 

 

L'Art d'aimer

 

L'Art d'aimer, entre parodie et didactique

 

L'ouvrage que nous connaissons sous le titre de l'Art d'aimer porte en latin le titre d'Ars amatoria, c'est-à-dire "art amoureux" ou, plus clai­rement, "traité de l'amour". Le titre sous lequel la tradition le désigne vient des deux premiers vers du premier livre, dans lequel Ovide définit son sujet en ces termes : Siquis in hoc artem populo non nouit amandi / Hoc legat et lecto carmine doctus amet ("s'il y a une personne de notre peuple qui ne connaît rien à l'art d'aimer, qu'elle lise ce poème et, instruite par cette lecture, qu'elle aime"). Il s'agit d'apprendre à aimer, comme on ap­prendrait tel ou tel art. Le titre même d'Ars amatoria, rappelle ceux des traités techniques, rhétoriques en particulier : on parlait ainsi d'ars oratoria, d'ars dicendi, et la tradition connut très vite sous le nom d'Ars Poetica l'Epître aux Pisons d'Horace.

L'Art d'aimer est une œuvre poétique qui se donne ouvertement pour didac­tique. En s'engageant dans cette voie, Ovide frayait des chemins bien connus dans l'An­tiquité. Certes, plusieurs auteurs de traités didactiques techniques avaient choisi la prose : songeons en particulier aux ouvrages de Caton l'Ancien (De Agricultura), de Varron (De Lingua Latina, Rerum Rusticarum Libri III), de Columelle (De Re Rustica), de Vitruve (De Architectura) ou de Celse (De Arte Medica).  Mais les lecteurs romains connaissaient aussi les œuvres poétiques des philosophes présocratiques Empédocle (De la nature de l'Univers, Purifications) ou  Parménide (De la Nature), le poème d'Hésiode consacré aux travaux des champs (Les Travaux et les Jours) et  pratiquaient plus particulièrement le De Rerum Na­tura de Lucrèce ou les Géor­giques  de Virgile, publiées quelques années avant l'Art d'ai­mer.

L'œuvre d'Ovide marchait donc sur des brisées connues. Néanmoins, dans sa préface à l'Art d'aimer , Hubert Juin notait : "Voici un titre, l'Art d'aimer, qui surprend (...) Chacun se demande, dès l'abord, s'il est nécessaire, utile ou convenable d'enseigner cet art-là, qui semble aller de soi, et apparte­nir à ces choses si également partagées qu'elles sont communes à tous sans qu'il y soit besoin de leçons". Et pourtant, Ovide a bien voulu qu'il en soit ainsi, et a multiplié les signes avertissant le lecteur de la nature di­dactique du livre qu'il a entre les mains. Outre le titre, un chercheur italien a sug­géré que le plan choisi par Ovide suivait presque pas à pas celui des ouvrages de rhéto­rique : une première partie consacrée à l'inuentio (recherches des idées, des arguments dans un cas / de la personne à séduire dans l'autre), une seconde consacrée à la dispositio (choix du plan pour que ces idées aient le plus de force / choix des intermédiaires et du moment fa­vorable pour que les avances soient accueillies favorablement), une troisième à l'elocutio (style du discours / style des lettres et des paroles à prononcer), une quatrième enfin à l'actio (attitude de l'orateur / tenue et apparence physique de l'amoureux). Même si cette suggestion ne rend pas compte de tout le contenu de l'Art d'aimer (cf. le plan que nous proposons), elle a l'avantage de souligner la similitude existant entre les ou­vrages rhéto­riques traditionnels et l'Art d'aimer. Et cette impression de similitude est en­core ren­forcée par une analyse du détail du texte : si Ovide, au tout début du livre I, se compare lui-même à Chiron, le précepteur d'Achille (A.A., I,11 et suiv.), et s'il conclut sur le titre de magister que les jeunes gens (fin du livre II) puis les jeunes femmes (fin du livre III) lui décernent, c'est sans doute pour attirer l'attention du lecteur sur les signes, disséminés à travers tout le livre, de son caractère didactique. On peut noter, par exemple, la multi­pli­cité des impératifs exprimant les préceptes que le "maître" délivre à ses "dis­ciples" (I,267 : "Autant que vous soyez et où que vous soyez, vous les hommes, écoutez-moi docile­ment" ; II,538 : "Je vais chanter de grandes choses ; foule, écoute-moi de toute toâme !") ou énonçant au contraire des interdits (I,245 : "Ne te fie pas trop à la lumière de la lampe") ; les déclarations nombreuses avertissant de la grandeur de l'entreprise (I,29-30 : "C'est avec mon expérience que j'écris cet ouvrage ; obéissez à un chantre inspiré par son habitude. Je ne vais chanter que la vérité" ou II,535-536 : "Pourquoi m'arrêter à des dé­tails ? Mon esprit me presse d'aborder de vastes sujets") ; l'insistance sur les étapes du cheminement de la pensée (principio, hactenus, praeterea, nunc di­cere...), dans le but de conduire sans difficulté l'apprenti-amoureux vers le savoir ; l'uti­lisation fréquente d'ad­verbes ou d'expressions destinés à souligner telle opposition ou à apporter un surenché­rissement par rapport à ce qui précède (scilicet, adde quod, quin etiam...).

Mais précisément n'est-il pas innocent qu'Ovide présente ouvertement comme didactique un ouvrage dont la matière même semble si peu se prêter à l'apprentissage. Et comme pour mieux souligner l'apparente incompatibilité de ces deux données (un ensei­gnement donné sur une matière qui ne s'apprend pas), notre poète a pris soin de rédiger son traité non pas dans le mètre habituel de la poésie didactique, l'hexamètre qui lui confère sa noblesse et sa dignité, mais dans le distique élégiaque, vers spécialisé, on le sait dans la poésie légère. Cet élément et le contenu même de l'Art d'aimer font que l'on peut s'interroger  sur l'intention qui était celle d'Ovide en écrivant son traité. Pour J.-P. Cèbe, l'Art d'aimer est  une pure parodie du genre didactique, un simple divertisse­ment, une pure contrefaçon des trati­tés techniques. De fait, il a mis en évidence, entre certains passage de l'Art d'aimer et des extraits de traités sérieux (Géorgiques et De Rerum Natura essentiellement) des res­semblances trop littérales pour être dénuées de ma­lice de la part d'Ovide. Aux références qu'il donne et auxquelles nous renvoyons, on peut par exemple ajouter celle-ci : au livre II des Géorgiques  Virgile s'intéresse à la vigne, les vers 83 à 108 sont consacrés au choix des espèces et le passage se conclut par ces vers : Sed neque quam multae species, nec nomina quae sint, / est numerus ; neque enim nu­mero comprendere fas est ("Mais combien y a-t-il d'espèces ? et quels sont leurs noms ? impossible de les dénombrer", v.103-104, trad. E. de Saint-Denis, C.U.F.) ; au livre III de l'Art d'aimer, Ovide s'inté­resse aux soins que les femmes doivent avoir de leur per­sonne, les vers 133-168 sont consacrés à la coiffure et le poète précise : Nec mihi tot positus numero comprendere fas est  ("impossible de dénombrer toutes les coiffures") : même formulation, à la même place du vers, mais une fois sur un sujet sérieux, une fois sur un sujet frivole... et là est toute la différence.

L'intention parodique semble bien évidente. Par ailleurs, d'autres savants ont souligné dans l'Art d'aimer  la parodie d'autres œuvres, hymniques en particulier : voir par exemple J.-M. Frécaut, qui rapproche A.A., I,31-32 ("Loin d'ici, étroites bande­lettes, marques distinctives de la pudeur, et toi, volant qui couvres la moitié des pieds") et les débuts d'hymnes (par exemple Hymne à Apollon 2, où l'auteur expulse ceux qui n'ont pas le cœur pur) en soulignant que l'insolence pa­rodique d'Ovide est à son comble, puisqu'il chasse ici précisément les pures matrones. Récemment, Marion Steudel a aussi com­paré, à propos de la consécration du poète, le début de l'Ars avec celui de la Théo­gonie  et des Travaux et les Jours d'Hésiode, et mon­tré que des ressemblances naissait un contraste fort comique.

Mais est-ce à dire que l'Art d'aimer n'est que cela, qu'un brillant produit des écoles de rhétorique, visant à amuser la société augustéenne, sans plus ? Ou bien, au contraire, Ovide prend-il son rôle de magister amoris au sérieux, et cherche-t-il vérita­blement à instruire, à transmettre ce que l'on pourrait appeler une philosophie de la vie ? Dans un ouvrage consacré à l'Art d'aimer, une chercheuse américaine, Molly Myerowitz, suggère qu'Ovide rapproche l'art du poète et celui de l'amoureux, tous deux devant discipliner, par l'ars, leur ingenium  : l'amour, dit-il, contrairement aux appa­rences, n'est pas plus naturel que la poésie et demande un semblable apprentissage.

Oui, affirme notre poète, l'amour s'enseigne et faute de leçons, on en reste à la rusticitas, qui peut prendre la forme du manque de raffinement propre aux origines de Rome (cf. A.A., III,107-108 : "Si les femmes du temps jadis n'ont pas soigné leur corps (corpora non coluere), c'est que leurs maris non plus, à cette époque, n'étaient pas soi­gnés (cultos)") ou d'une jalousie exacerbée tout aussi regrettable (cf. Am., III,4,37 : Rusticus est nimium, quem laedit adultera coniunx : "c'est un grossier personnage, celui qui s'irrite des infidélités de sa femme"). Tout le propos de l'Art d'aimer est, finalement, de faire de l'amour un sentiment plaisant, "vivable". Les autres Elégiaques, Tibulle, Pro­perce surtout, en avaient donné une vision assez sombre (voir en particulier la toute pre­mière pièce de Properce, dans laquelle le poète se montre la victime d'un Amour "sa­dique" avant l'heure : "C'est Cynthie qui, la première, de ses jolis yeux, a fait de moi son malheureux prisonnier (...) Alors, l'Amour me fit baisser les yeux, perdre toute assu­rance et tout orgueil et, ses pieds sur ma tête, m'écrasa de tout son poids") ; or, le même Properce s'était présenté comme un "professeur d'amour" (cf. par exemple, Elégies, I,7,13-14 : "Que l'amant négligé me lise assidument, et que la connaissance de mon mal­heur lui soit utile", ou I,10,15 et suiv.). Le sens ultime de l'Art d'aimer, poème didac­tique en vers élégiaques, est peut-être bien de donner une ironique leçon d'amour aux il­lustres prédécesseurs d'Ovide...

Mais quelle est précisément cette leçon ? De quoi parle l'Art d'aimer ? On a sou­vent dit, en partie à juste titre, que l'ouvrage apprenait moins à aimer qu'à séduire. Ré­cemment,  R. Martin s'est intéressé au "message" du poème, et en a proposé une analyse fort juste : après avoir expli­qué qu'il était finalement fort peu question de sensualité dans l'Art d'aimer (ce qui nous semble un peu excessif), que le cœur y a lui aussi une place réduite, il montre finement que "c'est incontestablement l'intelligence qui [y] joue le rôle principal" (p.201), en ce sens que sous couvert de d'apprendre à séduire, Ovide y ap­prend en fait à vivre heureux, en proposant une "rationalisation de l'amour" (p.204), dans lequel la sensualité et le sen­timent, existants mais subordonnés à la raison, permet­tent à l'homme d'obtenir ce sum­mum bonum qu'est le bonheur. Ce que J. Marcadé, dans son beau livre Roma-Amor avait exprimé autrement, en disant que "l'intelligence ren­dait [Ovide] maître de son corps : il lui appartient d'en exalter le plaisir comme d'en faire cesser la souffrance".

 

Déroulement de l'Art d'aimer

 

Livre I

v.1-34 : préambule : but de l'ouvrage ; Ovide professeur d'amour ; précaution limi­naire : ne chante que les "amours permises".

v.35-40 : annonce du plan : comment trouver sa proie, la conquérir, la garder.

v.41-262 : où trouver sa proie

-introduction : nécessité de la recherche ; nécessité de posséder une mé­thode (41-49)

1) A Rome, lieu du monde le plus riche en belles femmes (v.50-66)

-portiques (67-74)

-cultes d'Adonis et Isis (75-78)

-forum (79-88)

-spectacles (89-176), avec excursus sur l'enlèvement des Sabines

-cérémonies triomphales (177-228)

-banquets (229-252)

2) Hors de Rome (v.253-262)

-à Baïes, ville thermale (253-258)

-au temple de Diane à Aricie (259-262)

v.263-268 : transition vers le second point, partie essentielle du traité :

v.269-777 : comment conquérir sa proie

-introduction : ne pas redouter de refus, car toutes les femmes peuvent être séduites, comme le prouvent les femelles des animaux et un certain nombre d'héroïnes mythologique, que leur libido déchaînée a entraînées aux pires extrémités. (269-350)

-se concilier les bonnes grâces de l'esclave pour s'assurer de son aide ; éviter néanmoins de chercher à la séduire elle aussi ; ou alors, y réussir, de façon à ce que, devenue complice, elle ne puisse pas dénoncer les tentatives (351-396)

-attendre le moment favorable ; éviter en particulier le jour de l'anniversaire de la belle ; de là, excursus sur les multiples ruses des femmes pour soutirer des cadeaux à leur partenaire (397-434)

-du bon usage des lettres : elles doivent contenir tendres prières et surtout des promesses (qui coûtent moins cher que les cadeaux et suffisent souvent pour faire cé­der une femme !) ; elles doivent être correctement rédigées (pas de pédantisme, de la ten­dresse) ; ne pas s'avouer vaincu si la belle renvoie le billet, persister (songer au grand pouvoir du temps) ; ne pas s'avouer vaincu non plus si la belle répond négativement : bien souvent, elle n'espère pas obtenir ce qu'elle demande (435-484)

-s'attacher aux pas de la belle où qu'elle aille ; l'accompagner aux spec­tacles et en profiter (485-502)

-être élégant, mais sans excès : les héros séducteurs (Thésée, Hippolyte, Adonis) étaient sans apprêt (503-522)

-profiter des banquets : Bacchus aide les amants, étant lui-même un amant (histoire d'Ariane longuement développée) ; possibilités de contacts physiques offertes par les banquets ; ne pas être ivre soi-même (ou alors le feindre, de manière à ne pas être tenu responsable des paroles osées prononcées) ; faire semblant d'être l'ami du mari de la femme que l'on convoite ; profiter du départ des convives pour toucher furtivement la femme et lui faire des compliments même démesurés ; toutes les femmes aiment être louées (523-628)

-ne pas être avare non plus de promesses ; Jupiter est très indulgent pour les parjures des amants, puisqu'il en a fait lui-même à Junon. Il faut honorer les divinités et être pur...sauf en ce qui concerne les femmes : vis-à-vis d'elle, la mauvaise foi n'est plus un crime car, à l'instar de Thrasius et de Perillus, elles n'ont que trop mérité ce qui leur arrive ; elles sont trompées, puisqu'elles ont trompé les premières (629-656) (cf. morceau choisi n°8)

-ne pas être avare non plus de larmes (si nécessaire, faire semblant) (657-660)

 -ne pas hésiter à prendre de force des baisers, puis le reste, car les femmes aiment être bousculées : exemples de Phoebé et Hilaira, violées par Castor et Pollux, qui les épousèrent ensuite, et de Déidamie, violée par Achille, qu'elle supplia pourtant de ne pas partir à la guerre de Troie ; cela prouve bien qu'il ne faut jamais at­tendre que la femme fasse le premier pas et ne jamais hésiter à le faire soi-même (même Jupiter prenait l'initiative) ; si l'on subit un échec, faire semblant de renoncer, la femme vexée changera elle-même d'idée ; utilité aussi de feindre rechercher seulement l'amitié (661-720)

-avoir le teint pâle et le corps décharné, preuve que l'on souffre d'amour (721-756)

-ne pas se fier à ses amis, ils peuvent très vite se transformer en rivaux ; l'amitié des temps héroïques n'existe plus (757-752)

-ultime conseil : il faut adapter sa méthode aux différentes femmes que l'on souhaite conquérir, se transformer en un véritable Protée, tel le pêcheur qui ne prend pas tous les poissons de la même manière (753-768)

v.778-779 : conclusion ; la première partie du travail est achevée, le poète se repose avant d'entamer la seconde.

 

Livre II

v.1-98 : introduction

-but du livre II : apprendre à garder une conquête (1-14)

-difficulté de l'entreprise car, Cupidon ayant des ailes, il s'envole facilement ; d'où une digression sur Dédale et Icare, fuyant le Labyrinthe malgré Minos (15-96)

v.99-732 : comment faire durer l'amour

1) Au début d'une liaison

-le recours à la magie est totalement inutile (voir Médée et Circé, incapables de retenir Jason et Ulysse) (99-106)

-la beauté étant éphémère, mieux vaut compter sur son esprit (voir Ulysse sé­duisant Calypso par son récit de la guerre de Troie) (107-144)

-être toujours aimable (éviter en particulier les sujets de dispute comme en ont les époux) ; si on ne peut offrir de présents faute d'argent, le compenser par de tendres paroles (145-176)

-savoir être patient (les bêtes sauvages ne se domptent pas en un jour !) : la patience a été utile à Milanion (177-196)

-toujours approuver la belle, toujours la servir (voir Hercule qui a servi Om­phale) et lui obéir, car "l'amour est une sorte de service militaire" (militiae species amor est) dont la belle est le général (voir Léandre traversant l'Hel­lespont pour rejoindre Héro) (197-250) (cf. morceau choisi n°9)

-se concilier ses esclaves par de menus cadeaux (251-260)

-lui faire des cadeaux, en évitant les présents trop somptueux : fleurs, fruits, vers, quoiqu'ils n'aient plus le prestige d'antan ; lui donner aussi l'impression d'une toute-puissance sur l'esprit de son amant (261-294)

-toujours la complimenter, la soigner quand elle est malade (295-336)

2) Quand la liaison dure depuis quelque temps

-alors qu'il fallait être toujours présent au début d'une relation, s'absenter en­suite pour se faire regretter (voir Phyllis, Pénélope et Laodamie regrettant Démophoon, Ulysse et Protésilas) ; mais ne pas s'absenter trop longtemps, pour éviter que ne naisse un nouvel amour (ainsi Ménélas eut-il le tort de laisser seuls Hélène et Pâris) (337-372)

-cas des faute masculines (373-492) :

-->en règle générale, la femme trompée étant plus cruelle que les animaux en furie (voir Médée, Procné et Clytemnestre), cacher absolument ses infidéli­tés ; si la femme a des doutes, nier jusqu'au bout, et lui faire l'amour pour la convaincre (373-424)

-->avec certaines femmes au contraire provoquer la jalousie (c'est comme le soufre qui attise la flamme) ; après une rude dispute, se réconcilier au lit ; di­gression sur les début de l'humanité, que seule Vénus est parvenue à adoucir (425-492) (cf. morceau choisi n°10)

-transition : Apollon, reprenant le "connais-toi toi-même" platonicien, donne au poète un conseil : bien se connaître pour savoir comment se mettre en valeur (493-512)

-cas des fautes féminines (513-640) :

--> supporter les rebuffades, les épreuves, voire les coups, sans protester (513-534)

-->supporter même d'avoir un rival (ne pas agir comme Vulcain) ; ne pas jouer le rôle du sévère mari (535-600)

-garder de la pudeur et de la discrétion en amour ; éviter absolument de se vanter de bonnes fortunes inventées (601-640)

-louer même les défauts de son amie ; ne pas se soucier de son âge : les femmes plus âgées sont souvent plus expertes en amour ; or l'amour doit procurer une jouissance égale à l'homme et à la femme (ne pas hésiter à caresser sa compagne où elle aime être caressée) (641-732)

v.733-746 : conclusion et transition vers le livre III

-les jeunes gens vont remercier Ovide : Naso magister erat (729-744)

-mais voici que les jeunes femmes demandent elles aussi des conseils (745-746)

 

Livre III

v.1-198 : introduction

-Ovide donne des armes aux Amazones après en avoir donné aux Grecs (1-6)

-ce n'est pas si dangereux qu'il y paraît car toutes les femmes ne sont pas mauvaises : voir Pénélope et d'autres héroïnes, qui symbolisent la vertu ; mais Ov. ne chante pas pour elles ; il ne chante que "les amours permises" (lasciui amores).

-or en amour, les femmes souffrent généralement plus que les hommes (voir Médée, Ariane, Phyllis, Didon) ; Vénus elle-même lui ordonne donc de les aider.

-les femmes doivent profiter de l'amour tant que leur jeunesse le leur permet : elles n'ont rien à perdre à céder aux hommes.

v.99-100 : annonce du plan : comment séduire, comment garder un homme.

v.101-498 : comment susciter l'intérêt d'un homme :

-importance du cultus, car Rome n'a plus la rusticité de jadis (nunc aurea Roma est) : la coiffure, le vêtement, l'hygiène corporelle, les fards ; mais ne jamais se laisser voir à sa toilette (101-250)

-les splendides héroïnes (Sémélé, Europe, Hélène...) n'auraient pas besoin de conseil, mais Ov. s'adresse à toutes, belles et laides, et celles-ci ont à leur disposition mille et un moyens pour y remédier (par le choix des vêtements, ou une attitude appro­priée) (251-310)

-utilité des différents talents : savoir chanter (voir les Sirènes), connaître les poètes élégiaques, danser, jouer à différents jeux (mais savoir perdre !) (311-380)

-savoir se montrer pour être remarquée (381-432)

-savoir quels hommes fréquenter, et quels hommes éviter (433-466)

-savoir bien utiliser les lettres et les intermédiaires (466-498)

v.499-576 : comment séduire un homme :

-éviter absolument de faire montre de mauvais caractère, d'arrogance, de tristesse (499-524)

-éviter les demandes excessives ou déplacées (en particulier demander de l'argent à un poète !) (525-554)

-ne pas exiger la même chose d'un amant jeune et d'un amant âgé (555-576)

v.577-746 : une fois l'homme séduit, comment le garder longtemps :

-le faire un peu souffrir (refuser parfois de le voir ; le laisser penser qu'il a un rival) (577-610) (cf. morceau choisi n°11)

-comment tromper un gardien trop sévère (611-658)

-se méfier de ses amies et des esclaves trop jolies (659-666)

-rassurer l'amant en lui montrant son amo

ur, et ne pas trop vite croire à l'existence d'une rivale (exemple de Céphale et Procris) (667-746)

v.747-808 : deux endroits particuliers :

-comment se conduire dans les banquets (747-768)

-comment se conduire au lit (769-808)

v.809-812 : conclusion

 

Composition de l'Art d'aimer

 

On a longtemps pensé, comme l'écrit l'éditeur de l'Art d'aimer dans la C.U.F., qu'Ovide n'avait d'abord songé qu'aux deux premiers livres de son ouvrage ; de fait, le plan annoncé au début du livre I (v.35-38 : "travaille d'abord à trouver quelqu'un à aimer (...) la tâche suivante consiste à toucher la femme qui t'a plu ; et troisièmement, veille à faire durer cet amour") ne s'applique qu'aux livres I et II. Par ailleurs, la matière à l'intérieur de chaque livre a souvent semblé répartie un peu au hasard, selon ce qui venait à l'esprit de l'auteur, sans que la composition des livres ne réponde à quelque nécessité interne ; le même éditeur écrit encore : "la composition [du troisième livre] est plus négligée que celle des deux autres, où l'ordre suivi n'a rien de très strict" (introduction à l'Art d'aimer  dans la C.U.F.).

C. Rambaux et plus récemment J. Wildberger ont tous deux montré qu'au contraire, l'ouvrage avait une composition très nette. La pensée y progresse, dans chacun des livres, de manière chronologique : comment choisir, com­ment séduire, comment conserver l'amour. A l'intérieur de chaque partie, cette progres­sion chronologique se double d'un autre cheminement, qui va du plus évident au plus surprenant, ou au plus difficile à mettre en œuvre : par exemple, à propos des fautes fé­minines, Ovide conseille d'abord de supporter les rebuffades, puis de supporter les infi­délités ; de la même façon, pour séduire une femme, il suggère de  compter sur sa beauté, puis sur son esprit, puis sur sa complaisance ; et cette complaisance consiste à être tou­jours d'accord avec son amie [II,199-202], puis à la laisser gagner au jeu  [203-208], puis à accomplir les tâches de sa servante [209-216] : on constate qu'au fur et à mesure que la difficulté s'accroît, le nombre de vers grandit, et que le dernier conseil peut paraître si choquant aux yeux des jeunes Romains qu'Ovide doit appeler la mythologie à son se­cours, avec l'exemple d'Hercule au service d'Omphale. Et cela illustre parfaitement l'uti­lisation que fait Ovide des exempla mythologiques, parfois longuement développés, et qui semblent venir rompre la progression de l'argumentation (voir entre autres les exemples des Sabines, de Pasiphaé, d'Ariane et Bacchus, d'Achille et Déidamie au livre I ; de Dédale, d'Hélène et Ménélas, de Mars, Vénus et Vulcain au livre II ; de Pénélope, d'Ariane et Didon, de Cé­phale et Procris au livre III) : il s'agit d'éviter la monotonie (Ovide est un bon élève des rhéteurs), mais surtout d'emporter avec plus de certitude l'adhésion du disciple sur un point qui risquerait d'être litigieux.

De plus, les mêmes chercheurs ont montré, avec des arguments qui emportent l'adhésion, que le livre III, loin d'être un ajoût à la composition hésitante, possède un plan très structuré et parallèle à celui des deux premiers livres, avec la même progression chronologique (comment se rendre attrayante pour un homme, le séduire, ne pas le faire fuir, le conserver longtemps, bien profiter des moments de l'intimité) doublé d'une pro­gression logique, avec préceptes de plus en plus difficiles à mettre en œuvre (importance de la beauté, puis des talents, puis du caractère ; dans les conseils pour garder un homme : le faire souffrir, puis comment éviter son gar­dien, apprendre à se méfier de ses amies, éviter la jalousie de son amant, se méfier de sa propre jalousie excessive). De plus, Ovide a pris soin de tisser des liens textuels assez nombreux entre ce livre III et les deux précé­dents : l'évocation de l'Amazone vaincue grâce aux conseils d'Ovide qui clôt le livre II juste avant la transition vers le livre III (v.743-744 : "Que quiconque aura vaincu une Amazone grâce à l'arme que je lui ai four­nie inscrive sur les dépouilles qu'il aura ga­gnées “Nason était mon maître”") se retrouve à l'ouverture du dernier livre (v.1-2 : "J'ai donné des armes aux Grecs contre les Ama­zones ; il me reste à te donner des armes, à toi Penthési­lée [=la reine des Amazones, qui mena ses troupes au combat  aux côtés des Troyens lors de la guerre de Troie], et à ton armée") ; au début des livres I et III, le poète se proclame "mandaté" par Vénus pour donner ses leçons d'amour (I,7 : "Moi, Vénus m'a donné comme maître au tendre amour" ; III,43 : "Mais Cythérée [= Vénus, habitante de l'île de Cythère, voir le tableau de Watteau "l'embarquement pour Cythère"] m'or­donna de vous instruire [vous, les femmes]") ; à l'avertissement qu'il donne au vers 29 du livre I (Vsus opus mouet hoc : "c'est avec mon expérience que j'écris cet ouvrage") répond la conclu­sion aux vers 791-792 du livre III (Siqua fides, arti, quam longo fecimus usu, / Credite : "Si l'on peut avoir confiance en quoi que ce soit, fiez-vous à mon Art d'aimer, que j'ai écrit grâce à une longue expérience")... De tous ces signes et de quelques autres, C. Rambaux conclut que les trois livres de l'Art d'aimer étaient planifiés dans l'esprit du poète dès le début ; il ajoute que si le début du livre I ne laisse présager que les deux premiers, c'est par habi­leté : "dans une lutte, quand on se charge des inté­rêts de l'un des partis, il est difficile d'annoncer dès le départ qu'on soutiendra ensuite l'autre, sous peine d'être considéré tout de même sinon comme un traître, du moins comme un appui dou­teux" (article cité, p.167). Cette idée nous paraît être judicieuse, et bien correspondre aux talents de l'excellent élève des professeurs de rhétorique qu'était Ovide.

 

Le public de l'Art d'aimer

 

Une dernière question se pose à propos de l'Art d'aimer : à qui s'adresse le traité, et de qui parle-t-il ? Rappelons tout d'abord, même s'il s'agit d'une évidence, que la femme romaine (entendons par là la citoyenne, fille de citoyen) était tenue à la chasteté et à la fidélité, obligée, comme le dit le grand historien allemand de l'Antiquité Th. Mommsen, "par la loi morale de s'abstenir de tout commerce charnel avant son mariage, et de n'en avoir après qu'avec son mari". En plus de tout un arsenal juridique (complété, on l'a vu, par Au­guste lui-même), les Romains disposaient, pour maintenir leurs filles et leurs femmes dans le droit chemin, de l'aide d'un "gardien", le custos, personnage dont le statut juridique précis est assez difficile à définir, mais qui était en tous cas chargé de surveiller les femmes "interdites", et d'empêcher quiconque de porter atteinte à leur pu­dicitia.

Dans ces circonstances, il est clair que les conseils prodigués par Ovide dans l'Art d'aimer, que ce soit aux livres I-II ou au livre III, ne sauraient concerner les ci­toyennes. Tout au plus ses conseils peuvent-ils être destinés aux courtisanes (ou à qui cherche à séduire une courtisane), c'est-à-dire, aux termes de la loi, aux femmes in quas stuprum non committitur, avec lesquelles on ne commet pas de délit sexuel (stuprum), puisqu'elles sont "autorisées". Et de fait, notre poète prend bien soin de multiplier les précautions, et d'affirmer que son ouvrage ne s'adresse qu'à ces femmes-là. Dès le livre I, cela est clairement dit :

 

Este procul, uittae tenues, insigne pudoris,

Quaeque tegis medios instita longa pedes.

Nos Venerem tutam concessaque furta canemus,

Inque meo nullum carmine crimen erit.

 

"Loin d'ici, étroites bandelettes, marques distinctives de la pudeur, et toi, volant qui couvres la moitié des pieds.C'est la Vénus permise que nous allons chanter, et des liaisons autorisées par la loi, et dans tout mon poème, il n'y aura nul délit" (v.31-34)

 

La uitta est une bande d'étoffe enserrant la coiffure féminine (il s'agit, comme l'a montré l'anthropologie contemporaine, d'enfermer dans des liens le charme magique de séduc­tion de la chevelure féminine), qui était réservée aux ingenuae, c'est-à-dire aux filles de citoyens romains ; le "volant" en question est l'instita, bande de tissu cousue au bas de la stola, la longue robe réservée aux matrones, femmes de citoyens (et destinée bien entendu à protéger leur corps du regard des autres hommes). Ovide affirme donc que son traité ne concerne que les femmes autorisées (esclaves, affranchies, courtisanes), avec lesquelles l'adultère, crimen  aux termes de la législation augustéenne, n'est pas commis. Cette as­sertion est répétée en II,599-600, où il rappelle que les jeux qu'il propose ne portent que sur ce qui est autorisé par la loi, et qu'aucune robe de ma­trone n'y est mêlée (En, iterum testor, nihil hic nisi lege remissum / Luditur ; in nostris instita nulla iocis). Et dans le livre III, sentant sans doute que son sujet devient plus déli­cat, Ovide re­double de précautions :

 

Ipsa quoque et cultu est et nomine femina Virtus.

Non mirum, populo si placet illa suo.

Nec tamen hae mentes nostra poscuntur ab arte ;

Conueniunt cumbae uela minora meae.

 

"La Vertu elle-même est femme par son vêtement et par son nom. Il n'est donc pas étonnant qu'elle plaise aux femmes. Mais ce ne sont pas ces âmes-là que mon Art d'ai­mer  se propose d'instruire ; à ma barque conviennent des voiles plus petites" (v.23-26).

 

...petite hinc praecepta, puellae,

Quas pudor et leges et sua iura sinunt.

 

"...Venez chercher ici des leçons, jeunes femmes, vous du moins que la pudeur, les lois et votre condition autorisent à le faire" (v.57-58).

 

Nupta uirum timeat ; rata sit custodia nuptae ;

Hoc decet, hoc leges duxque pudorque iubent.

 

"Que la femme mariée craigne son mari ; que la surveillance (custodia, la tâche du custos) de la femme mariée soit sévère. C'est cela qui convient, c'est cela qu'exigent les lois, et notre chef [=Auguste] et la pudeur" (v.615-616).

 

Tout paraît donc fort clair, et Ovide dépourvu de toute mauvaise intention... Néanmoins, à y regarder d'un peu plus près, il est loin d'être aussi innocent qu'il le pro­clame. Car enfin, dans les nombreux exempla mythologiques qu'il utilise et dont le but, loin d'être purement décoratif, est d'entraîner l'adhésion du lecteur sur un point litigieux, qui met-il en scène, sinon des couples "légitimes" ? En I,289-325, c'est Pasiphaé et Mi­nos ; en I,525-562, Ariane et  Bacchus ; en I,633-634, Jupiter et Junon ; en II,355, Péné­lope et Ulysse ; en II,357-372, Hélène et Ménélas ; en II,561-592, Vénus et Vulcain ; en III,687-746, Procris et Céphale...  En quoi ces couples-là peuvent-ils bien servir de réfé­rents si Ovide ne s'intéresse qu'aux unions illé­gitimes et passagères nouées avec (ou par) des prostituées ou des courtisanes ?

Mieux encore, il arrive que certaines protestations de pureté soient (volontairement, n'en doutons pas) ambiguës. Ainsi les vers III,483-484 posent-ils cer­tains problèmes de cohérence interne :

 

Sed quoniam, quamuis uittae careatis honore,

Est uobis uestros fallere cura uiros, .....

 

H. Bornecque, le traducteur de la C.U.F., ne s'en sort qu'en glo­sant et en ajoutant des mots : "Mais puisque, sans porter la bandelette sacrée [de l'épouse], vous avez [comme] des maris et voulez les tromper...". Nous ne sommes pas certaine que ce "comme" ajouté soit de très bonne venue (d'une part une affranchie, dé­pourvue de bandelette, pouvait parfaitement se marier légalement à un citoyen romain si celui-ci n'était pas un sénateur, et d'autre part le terme de uir dans l'élégie a un sens plus large que "mari" stricto sensu). Le texte, si on ne garde que lui, dit : "Mais puisque, quoique dépourvues de l'honneur de la bandelette, vous avez le souci de tromper vos maris...". Toute l'insolente ambiguïté de ce distique vient évidemment de la proposition concessive : en quoi le fait que ces femmes soient dépourvues de bandelettes rend-il surprenant leur désir de tromper leur mari ? Est-ce à dire que ce désir est au contraire nor­mal chez une "ingénue" ? C'est bien ce qui semble sous-entendu...

Même ambiguïté pour la dernière protestation d'innocence : Ovide, on l'a vu, affirme trouver juste qu'une femme mariée soit gardée par un custos (III,613-614) ; mais, afin de justifier le fait qu'il va donner des conseils pour échapper à sa vigilance,  il ajoute immédiatement après : "Mais que toi aussi tu sois gardée, toi que la baguette [dont on se servait symboliquement pour affranchir les esclaves] vient d'affran­chir, qui le supporte­rait ? afin d'apprendre à le tromper, viens vers mes cérémonies sa­crées". Là encore, les vers semblent manquer de cohérence : en effet, selon la loi, sont soumis à la custodia tous ceux dont la pudicitia doit être préservée, c'est-à-dire jeunes filles et jeunes gens de nais­sance libre, épouses de citoyens et veuves de citoyens. L'af­franchie, surtout si elle n'est pas mariée à un citoyen (et le texte oppose très clairement nupta et te), en est précisément dispensée, et n'a donc aucun besoin qu'on lui apprenne à tromper un gardien qu'on ne lui impose pas ! Ovide ne pouvait dire plus allusivement et de façon plus détournée qu'il s'adresse, bien sûr, aux matrones de la bonne société ro­maine auprès desquelles ses ou­vrages avaient tant de succès... et qui, de fait étaient seules à en avoir besoin, les courti­sanes n'ayant a priori que faire d'un manuel de séduc­tion dont elles étaient supposées tout connaître !

 

 

 

 

- Les élégiaques grecs traitent de sujets très divers ; le premier poète latin à avoir écrit des élégies, (Catulle dans ses pièces 65 à 116) aussi.

-  Horace écrivait dans son Art Poétique, v.77-78 : "Quel auteur fut le créateur de la brève élégie ? Les grammairiens ne sont pas d'accord et le débat n'est pas encore tranché", et nous n'en savons guère plus

- Les genres littéraires à Rome, Paris, Nathan Scodel, 1990, p.360.

- L'élégie érotique romaine. L'amour, la poésie, l'Occident, Paris, Le Cerf, 1983.

- Ce n'est pas très souvent le cas. Que faut-il alors penser des autres élégies : mettent-elles en scène Corinne, ou une autre (voire d'autres) maîtresse(s), non nommée(s) ?

- "“Sincerity” and the Roman Elegists", Classical Philology, 45, 1950, p.145-160.

- La matière-émotion, Paris, PUF écriture, 1997, p.3 et 5

-  "La nuit obscure des Amours : la tradition épique et sa traduction élégiaque", Elégie et épopée dans la poésie ovidienne, Lille, coll. UL3 travaux et recherches, 1999, p.107.

- "Visages des genres dans l'élégie ovidienne", Elégie et épopée, op.cit., p.71-84.

- Paris, Folio, 1974.

- S. D'Elia, Ovidio, Naples, 1959.

- La caricature et la parodie dans le monde romain antique des origines à Juvénal, Paris, De Boccard, 1966.

L'esprit et l'humour chez Ovide, Grenoble, 1972.

- Die Literaturparodie in Ovids Ars Amatoria, Hildesheim, Zürich, New York, 1992.

- Ovid's Games of Love, Détroit, 1985.

- "Sensualité, sentiment et intelligence dans l'Ars Amatoria", Ovid. Werk und Wirkung. Studien zur klassischen Philologie, 1999, p.197-204.

- Roma Amor. Essai sur les représentations érotiques dans l'art étrusque et romain, Paris, Les éditions Nagel, 1961.

- "Remarques sur la composition de l'Art d'aimer et des Remèdes à l'amour d'Ovide", R.E.L., LXIV, 1986, p.150-171.

Ovids Schule der "elegischen" Liebe. Erotodidaxe und Psychagogie in der Ars Amatoria, Francfort, 1999.

- Manuel des Antiquités Romaines, tome 17 : "le droit pénal", Paris, 1907, p.414.

Publié dans ovide - art d'aimer

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K
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P
Bravo encore ! Modeste complément musical de la Renaissance avec commentaires :<br /> https://www.youtube.com/watch?v=LwWb9Th8iF4<br /> Félicitations renouvelées !
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P
Très belle étude. J'ai votre livre ; Bravo ! Passionné par Ovide, je trouve qu'il ne manque que la citation du récent apport de Lucien Janssens sur internet " La tradition d'une cryptographie satirique médiévale ( D'Ovide à Clément IV, Napoléon Ier, Hitler) Revue Belge de philologie et d'histoire. Tome 70 fasc. 4 1992. Histoire médiévale, moderne et contemporaine - pp. 960-996 " qui prouve sans l'ombre d'un doute que la Corinne d' Ovide était Julie, la fille de l'Empereur (Anagramme dans " Les Amours ") Auguste. De là à y trouver éventuellement un lien direct avec la relégation d' Ovide, pourquoi pas ? Encore toutes mes félicitations !
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E
<br /> L'amour ! Je ne peux pas le décrire! Ton article montre bien les différentes choses de l'amour:les mauvais et les biens! Super billet!<br /> <br /> <br />
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