brève analyse de Art d'aimer, II, 467-488

Publié le par sylvie.laigneau-fontaine

Art d'aimer, II, 467-488 : Cosmogonie et valorisation de l'amour.

 

Prima fuit rerum confusa sine ordine moles,                                   467

     Vnaque erat facies sidera, terra, fretum ;           

Mox caelum impositum terris, humus aequore cincta est,

     Inque suas partes cessit inane chaos ;                                         470

Silua feras, uolucres aer accepit habendas ;

     In liquida, pisces, delituistis aqua.

Tum genus humanum solis errabat in agris,

     Idque merae uires et rude corpus erat ;

Silua domus fuerat, cibus herba, cubilia frondes,                            475

     Iamque diu nulli cognitus alter erat.

Blanda truces animos fertur mollisse uoluptas ;

     Constiterant uno femina uirque loco ;

Quid facerent, ipsi nullo didicere magistro ;

     Arte Venus nulla dulce peregit opus.                                           480

Ales habet quod amet ; cum quo sua gaudia iungat

     Inuenit in media femina piscis aqua ;

Cerua parem sequitur ; serpens serpente tenetur ;

     Haeret adulterio cum cane nexa canis ;

Laeta salitur ouis ; tauro quoque laeta iuuenca est ;                                   485

     Sustinet inmumdum sima capella marem ;

In furias agitantur equae spatioque remota

     Per loca diuiduos amne sequuntur equos.                                   488

 

"Au début, le monde fut une masse confuse et sans ordre ; les étoiles, la terre, la mer, tout était mêlé et uniforme. Bientôt, le ciel fut placé au-dessus des terres, le monde entouré d'eau, et le chaos, le vide, se glissa entre les divers éléments ; la forêt fut le do­maine des bêtes sauvages, l'air celui des oiseaux ; c'est dans la fluidité de l'eau que vous, les poissons, vous vous êtes tenus cachés. Alors la race des humains errait solitaire dans les campagnes, et ils n'étaient que forces brutales et corps incultes ; la forêt leur servait de maison, l'herbe de nourriture, les feuillages de lit, et longtemps, il n'y eut entre eux au­cune relation. C'est, dit-on, la caressante volupté qui adoucit ces âmes farouches ; une femme et un homme s'étaient arrêtés dans un même lieu ; ce qu'il fallait faire, ils l'appri­rent tout seuls, sans aucun maître ; Vénus accomplit son doux office, sans qu'ils aient be­soin de leçons. L'oiseau a une femelle à aimer ; la femelle du poisson trouve au milieu de l'eau un poisson avec lequel partager le plaisir de frayer ; la biche suit le mâle de sa race ; le serpent s'attache à sa femelle ; le chien reste attaché à la chienne à laquelle il s'ac­couple ; la brebis se réjouit d'être saillie ; la génisse aussi apprécie son taureau ; la chèvre camuse aime les assauts de son mâle lascif ; les juments en chaleur poursuivent leur mâle jusque dans des lieux situés au-delà de fleuves".

 

Ovide vient d'indiquer ce qu'un amant doit faire lorsque sa maîtresse, pour une raison ou pour une autre (et en particulier parce qu'il lui a été infidèle), est en colère : il doit "signer sur le lit un traité de paix" (v.462), seul moyen de l'adoucir de nouveau. Il enchaîne en­suite sur cette brève cosmogonie afin de montrer les effets pacifiants et civilisateurs de l'amour physique, apprécié par toutes les espèces vivantes.

-Tout ce passage, comme l'a bien vu P. Watson, se veut un jeu sur un extrait de Lucrèce. Au livre V du De rerum natura, celui-ci montrait comment les hommes étaient passés d'une vie fruste et grossière à une vie civilisée :

Et mulier coniuncta uiro concessit in unum

[Lacune]

Cognita sunt, prolemque ex se uidere creatam,

Tum genus humanum primum mollescere coepit (v.1012-1015).

"Et la femme, liée à un homme, devint la propriété d'un seul, [lacune]...(furent connus) et ils virent qu'une lignée descendait d'eux, alors, la race des humains commença à s'adoucir". Ovide semble avoir eu en tête le texte lucrétien, comme le souligne la reprise de mollescere  par mollisse fertur. Néanmoins, le sens des propos est dans l'un et l'autre cas très différent : Lucrèce glorifie le mariage (la femme qui n'appartient qu'à un seul homme) et l'institution de la famille (idée très romaine de l'importance de la descen­dance) ; il n'est nullement question de cela chez Ovide, qui attribue le pouvoir civilisateur au seul amour physique. L'acte sexuel se trouve donc revêtu d'une dignité et d'une no­blesse qu'il était loin d'avoir chez Lucrèce qui, quelques vers plus haut, écrivait : "Et Vénus dans les bois accouplait les amants ; toute femme, en effet, cédait soit à son propre désir, soit à la violence brutale de l'homme et à sa passion impérieuse" (v.962-964, trad. A. Ernout, C.U.F.). Les deux poètes développent en fait des conceptions opposées, puisque la satisfaction anarchique des désirs caractérise précisément, chez Lucrèce, un stade primitif de l'humanité, marqué par une sauvagerie ("la violence brutale de l'homme") dont, chez Ovide, l'acte amoureux tire précisément les humains.

-Par ailleurs, on peut souligner dans ce passage une remise en question de l'âge d'or. Ovide n'a pas la nostalgie des origines (Nunc aurea Roma est). Le fait de vivre dans des forêts, de se nourrir d'herbe et de dormir sur des lits de branchages lui apparaît comme un signe de barbarie, d'état primitif de la civilisation, heu­reusement dépassé depuis longtemps. Il s'oppose en cela aux autres Elégiaques, qui voient dans la rusticité des origines la marque d'une vertu à jamais perdue, faite de fru­galité, de chasteté. Properce évoque le temps où "des génisses paissaient l'herbe du Palatin, et d'humbles cabanes se dressaient à l'emplacement du temple de Jupiter" (II,5,25-6), la "pacifique jeunesse des champs dont les récoltes et les arbres étaient la seule richesse" (III,13,25-26) ; Tibulle, pour tenter (vainement) de lutter contre la cupidité des jeunes femmes, en appelle sans espoir à un retour à un mode de vie ancestral : "que le gland soit notre nourriture, et l'eau notre boisson, comme au temps jadis : c'est le gland qui nourrissait les anciens" (II,3,67-68). Cette laudatio temporis acti ("éloge du temps passé") est une topique moraliste et élégiaque, dont Ovide s'éloigne radicalement.

 

- "Love as civilizer : Ovid, Ars Amatoria, II,467-492", Latomus, 43, 1984, p.389-395.

Publié dans ovide - art d'aimer

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